Interview : comment ELEPHANT TREE a fait vriller la planète heavy en un album.

Written by À la une, Interview

« Habits » a été l’une des belles surprises avec laquelle on a pu se consoler en ce début d’année merdique à souhait. ELEPHANT TREE revient magistralement sur le devant de la scène avec ce nouvel album où le groupe confirme tout le bien qu’on pensait d’eux. C’est l’expression d’un groupe cultivé, au sens mélodique affûté ; une construction sonore ingénieuse, modelée par des opposés, nourrissant un genre qui se regarde souvent le nombril ; C’est une formule désormais éprouvée et aboutie où le travail sur les textures et les ambiances procure de véritables montagnes russes émotionnelles entre volupté, tristesse, exaltation et désenchantement. Certes le savoir-faire est indéniable, mais « Habits » est aussi le fruit d’une longue réflexion, d’un travail acharné en studio et d’une (bonne) équipe de production aux commandes.

C’est ce qu’on a voulu décortiquer en échangeant avec Jack, en juin dernier, l’affable guitariste de la formation. Ses gouts musicaux ont disent long sur l’ouverture d’esprit du groupe et la richesse sonore distillée dans « Habits ». Même si la conversation dévie inévitablement sur la situation actuelle au Royaume Uni, son entrain à partager sa passion pour la musique est irrésistible et intacte. La preuve, s’il est en fallait une, de l’ardente envie du groupe pour renouveler les présentations de leur chef d’œuvre avec son public. En live cette fois-ci.

Vous êtes le premier groupe britannique que nous avons la chance d’interviewer depuis la promulgation du Brexit. Pensez-vous que cela va compliquer les tournées européennes en raison de la bureaucratie de l’immigration ? Ou le ressentiez-vous déjà avant ?

Jack Townley (chant & guitare) : Avant tout, il faut savoir que le groupe ne voulait pas quitter l’UE. Nous avons voté contre leBrexit, nous aimons l’Europe. J’ai parlé à des groupes français et allemands, et selon eux, nous étions une cause perdue. Ils ne veulent pas venir au Royaume-Uni parce qu’ils pensent… « Pourquoi voudrait-on y aller alors qu’on doit payer plus cher ? » En ce qui nous concerne, à court terme, nous ne changeons pas nos plans. À cause du Covid, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions sur les tournées, donc il n’y a pas de place pour la planification. Et beaucoup de groupes britanniques vont connaître un réveil douloureux.

Ce sera plus difficile pour les groupes britanniques que pour tout autre artiste européen.

Jack : Certaines personnes disent qu’il n’y aura pas de visas, mais seulement un « droit unique » qui vous permettra de vous déplacer dans l’UE. D’autres disent qu’il faudra un visa pour chaque pays… c’est de la foutaise. Ce serait un tournant très difficile pour les artistes britanniques. J’espère que ce sera aussi difficile pour les fonctionnaires à la frontière que pour nous de gérer toute cette merde. Bref, personne dans l’industrie artistique n’attend le Brexit avec impatience.

Votre nouvel album « Habits » est l’un des albums les plus surprenants de cette année de merde ! Comment se fait-il qu’il vous ait fallu quatre ans pour livrer un nouveau disque. Qu’est-ce vous faisiez pendant tout ce temps ?

Jack : (rires) Je ne me souviens pas moi-même ! Notre dernier album est paru en 2016. Depuis, il y a eu pas mal de tournées. Et puis j’ai eu un enfant. Je suis parti en tournée avec Stoned Jesus et Mothership quand ma fille avait 4 mois : c’était dur. Je ne veux plus trop faire ça… Je suppose que nous avons juste pris notre temps pour écrire — nous avons fait les premières démos pour cet album en 2017. On était juste obsédés par cet album en studio. Et nous n’avons rien sorti qui n’était pas, dans notre esprit, aussi bon ou infiniment meilleur que le dernier.

« Le thème de « Habits » tourne autour des choses de la vie. Il n’y a pas ni stoner, ni sorciers ou sorcières, ni mecs décapités, rien de tout cela. Nous étions en train de vivre des choses et je voulais juste faire ce disque et avoir le temps de lui donner une dimension réelle. »

Depuis combien de temps bossiez-vous sur les compos et le son de « Habits » ? On reconnait immédiatement la patte Elephant Tree, mais vous avez poussé le truc plus loin, et c’est ce qui le rend si intéressant.

Jack : Nous avons travaillé avec le producteur Riley Macintyre, il jouait le sitar sur notre premier EP et c’est un ami. La différence principale sur cet album, ce sont les influences musicales. Et le fait d’avoir pu passer du temps à le peaufiner en studio. Quand vous avez le feu en vous, que vous avez quelque chose à dire, quelque chose à prouver… C’était comme une tempête parfaite où tout se mettait en place de la bonne manière. Et je sais que c’est très cliché, mais encore une fois, le thème principal de cet album tourne autour des choses de la vie. Il n’y a pas de stoner, de sorciers, de sorcières, de mecs décapités, rien de tout cela. Nous avons traversé des périodes difficiles : des gens étaient malades, des gens sont nés et je voulais juste faire ce disque et avoir le temps de lui donner une dimension réelle. Je pense que la raison pour laquelle on ressent un tel changement, c’est que des choses se sont passées dans nos vies, qu’on a passé beaucoup de temps en studio et fait fusionner ces deux éléments. Nous avons eu beaucoup de chance dans ce sens.

Vous êtes également passé de Magnetic Eye Records à Holy Roar Records. Aviez-vous besoin d’aller plus localement ou peut-être de sentir les gens autour de vous ? (Depuis notre interview, et comme la plupart des groupes du label, Elephant Tree ont décidé de quitter de Holy Roar Records suite aux allégations de harcèlement sexuel rendues publiques contre le fondateur du label, Alex Fitzpatrick)

Jack : Nous aimons bien Magnetic Eye Records mais il était logique que cet album soit soutenu par des gens de Londres, et le label est londonien. On peut donc aller les voir, prendre une bière avec eux. Cela nous a semblé le moment d’être portés par un grand label. Ils ont également réussi à obtenir une distribution avec Deathwish. Cela a vraiment aidé les ventes et cela a payé.

Vous avez vraiment repoussé les limites du genre doom avec « Habits ». On a l’impression que vous êtes inspiré par ses codes sans jamais être redondant ou sonner comme d’autres groupes. Êtes-vous satisfait du résultat ?

Jack : Je pense que nous sommes historiquement ancrés dans cette scène. C’est à dire le doom-machine ou le stoner-truc. C’est compréhensible. Mais nous voulions faire quelque chose de différent. Nous aimons vraiment beaucoup de genres de musique différents, et notre producteur Riley McIntyre n’aime ni le doom ou le stoner. Il travaille avec Madonna, Kanye West, Royal Blood. Il travaille avec des superstars, c’est un ingénieur de pop, et nous voulions intégrer ça dans le mix. Nous voulions un album accessible à tous, sans avoir à jouer des jams de quarante minutes…

Oui, exactement. Un certain type de culture pop anglaise s’exprime dans cet album. Revendiquez-vous un tel héritage musical ?

Jack : À 100%, mec. Je suis heureux que tu l’entendes, car c’est délibéré. Nous aimons la pop britannique. Nous aimons la mélodie, et pour moi, la simplicité est vraiment importante. Quand tu fais cela et essayes de rendre la chanson aussi simple que possible, tu peux arriver à une très bonne mélodie et rendre les choses faciles à travailler. Nous n’avons jamais essayé de prouver quoi que ce soit en étant trop complexes. Il y a des groupes qui font ça bien, et j’aime ça, mais quel notre l’intérêt à cela ? Je préfère que tu repartes avec cette mélodie dans la tête, plutôt que de vous dire « oh ! j’écoute cet album depuis deux heures, et il y a un jam cool qui dure 18 minutes ».

Les gens ont tendance à l’oublier. Je pense toujours que c’est un bon point quand on peut se souvenir de l’air et le siffler sous la douche le lendemain.

Jack: (rires) Exactement ! Ça ira sur notre communiqué de presse ! J’aime beaucoup de styles différents et je suis sûr que toi aussi. Cet album est très pop, et il y a aussi de la folk. La musique folk old school contient certaines des meilleures mélodies, et elle a également eu une grande influence sur nous.

Pour moi, votre musique est le pont parfait entre Black Sabbath et My Bloody Valentine. Êtes-vous d’accord ?

Jack : Je pense que oui. Nous écoutons aussi beaucoup de shoegaze. Si notre producteur Riley t’entendait, il pleurerait de joie.

Pourrait-on décrire votre musique comme « doomgaze » ?

Jack : J’aime cette idée. Nous aimons vraiment le shoegaze avec des groupes comme Spiritualized, leur album « Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space » et beaucoup de ces classiques… Slowdive, surtout les vieux groupes européens et britanniques du milieu des années 90 qui font aussi ce genre de trucs. Nous sommes de grands fans de Boards of Canada. Nous aimons ce genre de sons électroniques, qui se fondent parfaitement avec le doom, le shoegaze, le stoner… C’est facile.

Même si cela ressemble à un assemblage impie ?

Jack: (réfléchit) Nous n’avons pas eu beaucoup de temps en studio et cela ne rapporte pas vraiment d’argent, donc si nous avons eu l’opportunité de faire un album, il n’y a pas beaucoup d’intérêt à faire la même chose que tout le monde. Mais ne vous y trompez pas, on ne veut pas donner l’air d’être sophistiqués… On a encore beaucoup à prouver.

« Nous aimons vraiment beaucoup de genres de musique différents, et notre producteur Riley McIntyre n’aime pas vraiment le doom ou le stoner. Il travaille avec Madonna, Kanye West, Royal Blood. C’est un ingénieur pop, donc nous voulions le faire venir. »

Nous avons parlé de votre travail sur la production, mais nous n’avons pas mentionné les paroles. Quel genre de message vouliez-vous faire passer cette fois-ci ? Essayiez-vous de libérer ce qui vous passe par la tête ?

Jack : L’album s’appelle « Habits » parce que chaque chanson parle d’une habitude. Chaque morceau parle d’un scénario différent dans nos vies. Cela me ramène au fait que nous ne voulions pas parler de l’herbe, des sorciers, des épées et tout ça : nous voulions parler de la vraie vie. « Bird » parle de la naissance de ma fille, « Sails » parle d’un proche qui meurt de démence, « Faceless » parle de Sam, notre batteur, qui était coincé dans un job qu’il détestait, « Wasted » parle de s’adonner aux mauvaises choses quand on fait partie d’un groupe en tournée… Chaque morceau parle de la vraie vie, et sur le plan des paroles, c’était juste un exutoire. C’est la réalité. Tu sais quoi ? Prends-le comme tu veux. La musique est une question de ressenti. Je te donne la raison pour laquelle nous l’avons écrit, mais ça pourrait être tout autre chose.

J’ai l’impression que votre musique est malicieuse, trompeuse. Elle n’est pas aussi lumineuse qu’elle le semble, car elle peut même se terminer sur une note plutôt sombre. Serait-ce une sorte de ressenti sur le monde de merde dans lequel nous vivons ?

Jack : Tu as raison, et c’est particulièrement vrai sur le dernier morceau, qui parle du monde actuel. « Broken Nails » parle du fait de ne pas pouvoir faire autant que tes grands-parents, à cause de la chute de l’économie et de la politique, de la pollution, du réchauffement climatique. L’idée de se casser les ongles, se faire la courte échelle pour essayer d’atteindre ce sommet… « Prendre du recul et regarder ».

Parlons de l’arrivée de John Slattery aux synthés et à la guitare. Il apporte vraiment, subtilement, une toute nouvelle dimension à votre musique.

Jack : John est un type bien, j’ai vécu avec lui un temps et j’ai aussi travaillé avec lui. Nous l’avons invité à rejoindre le groupe parce que c’est un musicien fantastique et nous avons senti qu’avoir un synthétiseur pouvait vraiment nous ouvrir les possibilités. Il a tellement contribué à l’album, il a si bien dosé. Il n’a jamais voulu faire plus que ce qui était nécessaire, il sait ce qui sonne bien. Nous avons posé beaucoup de pistes, tellement de sous-pistes. Nous avons probablement enregistré cinq fois plus de synthés que de guitares pour cet album. C’était un processus très fluide, et cela vient avec le fait d’avoir à nouveau un bon producteur. Cet album est le résultat d’une grande confiance entre notre producteur et nous. On aurait pu partir et laisser John en studio, on n’aurait pas eu à s’inquiéter de sortir un album de synthétiseurs ! (rires)

« Nous voulions vous submerger. C’était un choix capital concernant le mixage et la production de l’album. Nous ne voulions pas que ce soit « vous » et « la musique », nous voulions être tous sur la même fréquence ».

Il y a ajouté une véritable esthétique futuriste, une sorte de son confortable…

Jack : Une grande partie de notre musique se voulait confortable à l’écoute. Nous voulions ressentir de la chaleur ou, comme tu l’as dit, un son confortable. Nous avons utilisé principalement des synthés analogiques en studio, ce qui est fantastique. C’était le son que nous recherchions. Si vous écoutez un disque Windhand, de la même manière, il y a ce genre de son confortable et enveloppant. Nous voulions vous submerger. C’était un choix capital concernant le mixage et la production de l’album. Nous ne voulions pas que ce soit « vous » et « la musique », nous voulions être tous sur la même fréquence

J’ai écouté beaucoup de musique pendant le confinement, j’espère que toi aussi. Pourriez-vous donner quelques recommandations musicales à nos lecteurs ?

Jack : Vous devriez écouter un groupe appelé Handsome Family (connu pour avoir interprété le thème principal de True Detective, « Far From Any Road »). L’album s’appelle « Singing Bones » et leur titre « Forgotten Lake » est si bon qu’il nous donne envie de faire un album de country ! (rires) Je pense que la country est un peu comme le doom, dans le sens il y a beaucoup de stéréotypes, des choses trop utilisées. Il n’est pas toujours génial, mais cet album ramène son propre truc dans cette jungle massive. J’ai beaucoup de respect pour cela.

Un dernier mot pour vos fans ?

Jack : Nous devrions se voir bientôt, indépendamment de la politique ou de la pandémie. Vous nous manquez et j’ai hâte de venir voir tout le monde dans les différents pays. La France est fantastique ! On y passe toujours un bon moment. La bise aux Necromancers !

Nouvel album « Habits » disponible sur Bandcamp. Retrouvez le groupe sur Facebook, Instagram, Youtube.

Last modified: 11 janvier 2021