Nous avions eu l’occasion d’échanger avec le frontman Daniel Pruitt lors de la sortie du précédent album de Lord Buffalo « Tohu Wa Bohu » en 2020. Il disait alors que son environnement était l’une de ses principales inspirations pour sa musique : « L’Endroit est quelque chose de puissant. En tant qu’êtres humains, nous avons interagi avec les lieux où nous vivons, bien avant de développer un langage, des outils ou des concepts de propriété et de possession (…) Lorsque nous découvrons un lieu, nous puisons dans un domaine plus ancien de notre pensée, un domaine qui semble plus grand et plus subjectif que la plupart de nos connaissances quotidiennes. (…) Reconnaître les détails à travers nos sens sans les analyser en les traitant par le langage. C’est ce genre d’expérience que je recherche dans la musique ».
Pas étonnant que la musique de Lord Buffalo soit si évocatrice. Certains diraient cinématographique. C’est Warren Ellis qui se chargerait de la bande sonore de « No Country For Old Men ». Avec son mélange unique d’Americana, de psychédélisme et de folk sombre, le groupe originaire d’Austin (Texas) a su peindre l’Amérique des paysages désolés, ocres de poussière, aussi stériles que maudits. C’est l’incarnation des villes fantômes, terres des hobos, gueules cassées, survivants d’un pays continent de seconde zone. Plus qu’une image d’Épinal, c’est un ressenti. Le frontman se souvient de la création de ce nouvel album comme « l’impression de n’être qu’une hallucination nocturne ». Ce « Holus Bolus » se vit alors comme une virée insomniaque au coeur des Grandes Plaines, traçant sur les routes implacablement rectilignes et tranchant le désert. Le sel de la sueur vient piquer vos yeux et les mirages se mêlant aux hallucinations liées à la fatigue prennent subitement vie.
Mais avec Lord Buffalo, on quitte très vite les bandes blanches pour s’aventurer vers des territoires obscurs et tortueux. Les Texans puisent dans les recoins les plus sombres de la musique américaine pour recracher une Americana terreuse et un psychédélisme à la limite du venimeux. « Slow Drug », totalement instrumentale, est assez symptomatique de cette atmosphère surréaliste et énigmatique, superposition de cris déformés, de bourdonnements crescendos et de percussions martelées. Et la noirceur qui s’en dégage n’a absolument rien de rassurant. Leur musique est un nuage noir chargé de pluie (acide) qui se profile à l’horizon. Autre instrumentale, « Rowing In Eden » se déroule lentement pour amplifier tension et intensité. On imagine déjà la tempête approcher dans une dramaturgie angoissante (« I Wait on The Door Slab »).
Pourtant de ce pessimisme s’extrait une lueur d’espoir insoupçonnée et inattendue. « En écoutant l’album maintenant, je le trouve étrangement plein d’espoir – comme une sorte de libération dans l’épuisement » s’étonne le chanteur. Ce mélange est désormais la marque de fabrique des Texans. Sous la forme d’une balade sauvage à travers les High Plains, ce clair -obscur est parfois aussi violent que les paysages rencontrés. Le titre « Holus Bolus » (qui signifie « un peu tout à la fois »), malgré sa description acerbe d’une Amérique du XXIème siècle, reste un morceau dynamique aux percussions résonnantes lorsque le violon grinçant de Patrick Patterson éclate. On retiendra aussi la tournure presque euphorique de la fin de « Passing Joy » alors que le morceau n’est que désenchantement. « Malpaisano », décharnée jusqu’à l’os dans son introduction, met en évidence quant à elle la poésie hantée de Daniel Pruitt qui n’est pas sans rappeler le King Lizard, jusqu’à ce que les claviers et le melodica n’élèvent le titre vers les cieux. À n’en pas douter, un des plus beaux morceaux de Lord Buffalo.
Peut-être moins surprenant que son prédécesseur, ce troisième album permet néanmoins au groupe de confirmer son identité sonore. « Holus Bolus » reste concis avec ses 38 minutes au compteur. On reste un peu sur notre faim tant on aimerait que Lord Buffalo puisse faire éclater tout son potentiel sur un format plus long. Car ces Texans sont désormais à rapprocher du trio d’All Them Witches, autre fournisseur d’une musique américaine séculaire revisitée par le prisme d’un psychédélisme fiévreux.
Last modified: 2 septembre 2024