La beauté dans le tumulte : rencontre spirituelle et hors du temps avec LORD BUFFALO.

Written by À la une, Interview

En mars dernier, peu avant que le monde se barre en couilles, LORD BUFFALO avait révélé « Tohu Wa Bohu », disque mystique et inquiétant, prophétisant involontairement le chaos auquel nous devions faire face. Un disque à la puissance évocatrice, vous plongeant immédiatement dans ces paysages arides et désolés des mesas du Sud des Etats-Unis. Une musique terriblement géographique mais également propice à l’introspection. Un voyage chamanique, témoignage musical de leurs expériences d’un autre temps, d’un monde « autre », peu accessible au commun des mortels. Il fallait bien une personne aussi habitée et éclairée que Daniel Pruitt, prêcheur-crooner au sein du quatuor pour nous relater ces expériences hors-corps et nous révéler la beauté dans le tumulte. On a profité du confinement pour revenir sur l’une des surprises de ce début d’année et échanger avec Daniel au sujet du monde qui l’entoure, ses motivations, le sens de sa musique. Peut-être même de la musique tout court.

Yannick : Pour démarrer, peux-tu dresser un bref historique du groupe, tant au niveau musical que personnel ?

Daniel Pruitt (chant) : J’ai grandi dans une maison remplie de musique, ma maman enseigne le piano et mon père joue du trombone. J’ai chanté dans une chorale à l’école primaire. Autodidacte, je me suis mis à la guitare à l’age de 12 ans. A 15 ans, je jouais de la guitare et de la basse à l’église. Au collège, j’ai commencé à jouer dans des groupes garage avec des potes. J’étais devenu obsédé par la musique, je passais tout mon temps à jouer et à écrire de la musique. Au lycée et au collège, j’ai joué dans certains groupes avec Garrett Hellman et après avoir obtenu notre diplôme, nous avons déménagé à Austin, au Texas. Lord Buffalo s’est formé vers 2012 lorsque Garrett et moi avons commencé à collaborer avec Patrick Patterson au violon. Nous avons testé différents batteurs et joué quelques concerts en tant que trio. Nous avons joué autant que nous le pouvions, enregistré plusieurs EP, subi quelques changements de line-up, organisé nos propres tournées, vendu notre propre merch… bref on s’est bougé pour que ça fonctionne. Yamal Said s’est joint à la batterie au moment où nous préparions notre premier LP. Depuis nous continuons à avancer en tant que quatuor.

Vous êtes originaires d’Austin, un oasis anti-conformiste au milieu d’une région pourtant très conservatrice. Est-ce que vous vous nourrissez de ce terreau créatif et à contre-courant ?

DP : Oui. Austin est en effet à part au Texas. La ville compte nombre de musiciens actifs, de propriétaires de clubs ou des organisations à but non lucratif qui entretiennent la flamme de la musique et de l’art, même si le coût de la vie devient de plus en plus prohibitif. Il y a beaucoup de groupes et de clubs où jouer, mais ça peut être à double tranchant : l’omniprésence de la musique live engourdit les habitants de cette ville, et la concurrence entre les nombreux groupes maintient les gains du spectacle inférieur à la plupart des autres villes. En même temps, Austin offre ce cadre propice pour affiner votre art, jouer autant que vous le souhaitez, tester de nouvelles idées, écouter de nombreux styles de musique. Vous apprenez facilement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas en voyant d’autres groupes jouer. Tout cela est essentiel à la poursuite de la création musicale.

On cite Austin comme étant le berceau du psychédélisme avec le 13th Floor Elevator. Il me semble que vous avez eu la chance d’ouvrir pour Roky Erickson, et également repris « Two Headed Dog” sur votre “Castle Tapes EP”… Vous a-t’il influencé ?

DP : J’adore cette chanson. Roky et les 13th Floor Elevator sont une grande influence pour moi et une partie de mon attachement pour cette ville. Pour une personne comme moi, avec un bagage plutôt folk, et venant au rock et au psych, leur musique a toujours eu beaucoup de sens pour moi. Leur aisance dans le mélange entre le suranné, l’étrange et le nouveau est une qualité à laquelle j’aimerai tendre.

« La religion apparaît en filigrane de ces chansons. Cette mythologie plus ancienne et plus vaste peut servir de référence, d’échafaudage pour le monde que nous essayons de créer. »

Votre psychédélisme serait une sorte d’illumination où vous invitez l’auditeur à l’introspection. Une remise en question de son existence. D’ailleurs vous n’êtes pas avares en références religieuses dans vos morceaux : « Raziel », « Kenosis » qui renvoie au concept du Tohu Wa Bohu… Ou comme dans « Halle Berry », on a envie de vous suivre et chanter « Alléluia ! ». 

DP : Oui, je pense que l’album flirte avec ce genre d’introspection. Écrire des chansons, c’est comme créer des mythes. La création d’un autre monde, qui n’est pas votre ou à propos de vous, mais par vous et, à la base, pour vous. La religion apparaît en filigrane de ces chansons. Les fondements judéo-chrétiens sont la colonne vertébrale de la culture dans laquelle j’ai grandi, « l’ange » avec lequel je lutte. Cette mythologie plus ancienne et plus vaste peut servir de référence, d’échafaudage pour le monde que nous essayons de créer.

« Tohu Wa Bohu» évoque les contrastes géographiques violents, lorsque les montagnes rencontrent les plaines, comme dans la région de « Llano Estacado », que vous mentionnez dans une chanson de votre album. Des pistes fantomatiques, des violons étranges et dérangeants, des étendues sauvages balayées par le vent, des échos de canyon: votre musique peint des paysages sonores incroyables. Une musique qui fait voyager l’esprit, parfaite en période de confinement.

DP : L’Endroit est quelque chose de puissant. En tant qu’êtres humains, nous avons interagi avec les lieux où nous vivons, bien avant de développer un langage, des outils ou des concepts de propriété et de possession. Les lieux ont influencé nos concepts de Sacré et ont probablement façonné les fondements de nos croyances religieuses. Lorsque nous découvrons un lieu, nous puisons dans un domaine plus ancien de notre pensée, un domaine qui semble plus grand et plus subjectif que la plupart de nos connaissances quotidiennes. C’est une façon de faire qui semble à la fois précise et vague ; reconnaître les détails à travers nos sens sans les analyser en les traitant par le langage. C’est ce genre d’expérience que je recherche dans la musique, l’écriture et l’art. Quand je suis confronté à ce genre de ressenti, ça y est je pars, je m’égare. Même quand je suis confiné dans un minuscule appartement à Oklahoma City.

« Nous avons sorti l’album en pleine pandémie. J’ai entendu ces chansons, mais d’une manière nouvelle. Le monde avait changé. Ces chansons étaient d’avant. Nous sommes autre part. Probablement quelqu’un d’autre aussi.« 

Vous dites que vous ne saviez ni la forme ni l’importance que prendraient ces chansons au moment où elles ont été enregistrées ; Comme si vous les aviez enregistrés à une autre époque de votre pays, je vous cite, tels de «vieux hymnes pour un nouvel Ouest». N’est-ce pas la meilleure définition de ce recueil de chansons? A ce titre le travail de Neil Young sur la bande originale du film « Dead Man » me vient immédiatement à l’esprit…

DP : Quand nous sommes allés en studio pour enregistrer « Tohu Wa Bohu », les chansons n’étaient pas terminées. Nous voulions essayer de capter une part de l’exploration qu’implique la création d’un disque. Mais nous devions également nous donner une deadline pour voir ce qui se passerait, quel genre de décisions nous prendrions sous le coup de la pression. Lorsque vous créez un enregistrement de cette façon (ou de toutes les façons en fait), il faut un certain temps pour comprendre vers ce à quoi l’enregistrement va tendre. Je n’ai pas beaucoup écouté le disque après l’avoir fait, et plus d’un an s’est écoulé. Lorsque le moment est finalement venu de le sortir, nous l’avons présenté en pleine pandémie. J’ai à nouveau entendu ces chansons, mais d’une manière nouvelle. Le monde avait changé. Ces chansons étaient d’avant. Nous sommes autre part. Probablement quelqu’un d’autre aussi.

À propos de références cinématographiques, on cite souvent Morricone et Badalamenti pour décrire les paysages musicaux de votre album. Êtes-vous d’accord avec ces références ?

DP : En tant que groupe, nous sommes toujours intéressés par écrire des pièces musicales qui fonctionnent dans leur ensemble. Je pense que nous aimons tous écouter les albums dans leur intégralité, comme une pensée complète. Lorsque nous commençons à travailler sur un disque, nous sommes conscients de sa forme dès les premiers stades, de la manière dont les différentes pièces peuvent ou doivent interagir. Comme écrire les actes d’une pièce ou les scènes d’un film. Nous venons d’enregistrer 5 chansons pour un LP (qui devrait sortir cet été) que nous avons écrit avec des compositeurs comme Morricone et Badalamenti en tête. Nous avons abordé les arrangements de manière plus orchestrale, faisant intervenir certains instruments ou des thèmes en comptant moins sur le noyau basse/batterie ou même la guitare rythmique, pour bousculer l’auditeur tout au long de l’écoute.

Seriez-vous intéressés par la composition d’une bande originale de film ? Par exemple des westerns contemporains ou des drames comme «No Country for Old Men» ou «3 enterrements », où le paysage semble être l’un des personnages principal?

DP : Absolument. Nous avons pu placer quatre de nos chansons dans le documentaire « Tower » sur la tuerie de masse à l’Université du Texas dans les années 60. C’était intéressant de vivre notre musique de cette façon. J’adorerais travailler sur une partition de film. Si des cinéastes sont intéressés, contactez-nous. Nous sommes prêts.

« Les racines de la musique folk américaine partagent certaines des valeurs du public stoner et doom dans toute son âpreté et son entiereté, lorsqu’elle est jouée avec conviction et avec désintérêt total pour une commercialisation de masse. « 

Comment expliquez-vous que votre musique parle tant à la scène stoner ?

DP : Je pense que nous évoluons dans des sphères que le public stoner/doom appréhende mieux que quiconque. Nous travaillons sur le long format, des jams, nous jouons le disque dans son intégralité et laissons les choses reposer, sans se précipiter. Et ça fonctionne. Et parfois même, ça devient énorme. Si on prend du recul, je pense que le doom à des similitudes avec la poésie épique (Spoon — groupe rock indé d’Austin, ndlr — n’écrirait pas l’Epopée de Gilgamesh, mais Sleep pourrait le faire). J’ai toujours été plus intéressé par ce point de vue, même lorsque le voyage est interne. Il maintient une distance psychique qui l’empêche de devenir claustrophobe ou confessionnelle. Notre musique aborde ces éléments à travers la musique folk, en quelque sorte, mais ce terme peut prêter à confusion. Des descriptifs comme «Roots» et «Americana» sont devenues vides de sens et galvaudés par le marketing à la Starbucks. Je pense que les racines de la musique folk américaine partagent certaines des valeurs du public stoner et doom dans toute son âpreté et son entiereté, lorsqu’elle est jouée avec conviction et avec désintérêt total pour une commercialisation de masse. C’est cette musique qui nous intéresse, peu importe comment vous l’appelez.

Nous pouvons imaginer à quel point il est frustrant de ne pas pouvoir défendre votre album sur scène en ce moment. En tant qu’artiste, comment occupes-tu tes journées ?

DP : Oui, c’est extrêmement frustrant. Nous avons sorti ce disque juste après le confinement total. Nous sommes rentrés chez nous au milieu de la tournée alors que la pandémie se propageait. Nous ne souhaitons rien de plus que d’être sur la route et présenter « Tohu Wa Bohu » au monde. Nous avons été époustouflés par les retours aux États-Unis et en Europe et avons hâte d’y retourner. Pour l’avenir, nous nous préparons à sortir un split LP avec Palehorse/Palerider pour une prochaine série des Desert Records. Nous sommes dispersés à cause du confinement, mais nous explorons différentes idées, en assemblant des bribes de sons pour un nouvel album que nous sommes sur le point de préparer. Alors oui, cela nous manque de jouer en live, mais je suis curieux de voir comment à quel point cela aura pu supprimer de l’énergie pour l’enregistrement du prochain album.

Un dernier mot pour vos fans français ?

DP : Merci beaucoup pour votre soutien. Restez en sécurité et en bonne santé et nous allons surmonter ce merdier. Nous espérons vous revoir dès qu’il nous sera possible de repartir en tournée.

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Nouvel album « Tohu Wa Bohu » chez Blues Funeral Recordings

Last modified: 5 novembre 2020