L’atmosphère urbaine, froide et bétonnée du Point Éphémère se prête bien à cette affiche automnale qui nous emmène progressivement vers une certaine mélancolie existentielle saisonnière. Sauf qu’en 2023, il fait encore 30 degrés fin septembre, ce qui n’entame en rien l’anxiété qui nous étreint. Tout ça pour dire que l’alliance de Ken Mode et de Fange sur une même scène ne nous guérira pas de nos angoisses, bien au contraire, et c’est bien dans un abîme noir que les deux formations ont decidé de nous plonger.
J’avais quitté Fange sur scène il y a quelques années alors que le groupe jouait à cinq, avec un batteur et un malmeneur de machines. Ces deux derniers étant partis, ils sont maintenant quatre, avec un deuxième guitariste et plus personne derrière les fûts. D’ailleurs plus de fûts du tout puisque c’est une boîte à rythme qui accompagne ce beau monde, ce qui transforme la scène en une bataille rangée où quatres gaillards nous toisent en ligne, prêts à nous rentrer dedans. La mue a aussi eu lieu dans la musique puisque cette dernière incarnation délaisse un peu le blackened doom pour évoluer dans des terres plus industrielles, limite cold wave mais avec toujours cette aspect sludge rampant. Le tout nous fait penser à un Godflesh de coreux, ce qui n’est évidemment pas un reproche. Et quid des sonorités cold wave ? Habillés quasiment tout en Nike, les quatre Fange laissent aussi parler leur part la plus urbaine, tout en distillant quelques arpèges de guitares et de basses aux sonorités « liquides », le tout se rapprochent ainsi de l’univers de leurs collègues d’Hangman’s Chair, dont l’un des membres participe d’ailleurs sur le dernier opus du groupe rennais. La boucle est bouclée. Le set terminé, nous voilà bien hagards d’avoir été bousculés sous les stroboscopes blafards par un combo qui était là pour en découdre.
Place à Ken Mode. Un groupe avec lequel j’ai joué à cache-cache pendant plusieurs années, puisqu’à mon grand dam, j’ai raté toutes leurs prestations parisiennes depuis 2012 pour des raisons diverses et variées. Cette séance de rattrapage est donc attendue avec une certaine impatience. D’autant que le dernier diptyque discographique des Canadiens, Null et Void, rassemble la quintessence de leur talent, entre noise méchante, furies bruitistes et hardcore chaotique. Et délaisse même ses penchants sarcastiques sur ce dernier pour embrasser une angoisse et une mélancolie plus prégnante. Bref : on ne va pas rigoler.
Ce n’est effectivement pas le projet, et l’aisance avec laquelle le quatuor manie ses effets ne laisse aucune pitié. Les quatre premiers morceaux forment un bloc d’énergie bien vénère, à la section rythmique compacte et très en avant, bardé de riffs larsénés et hackés par les interventions furieuses de Kathryn Kerr au clavier ou au saxophone, instrument avec lequel elle ne pratique pas du tout le smooth jazz.
Pas d’effusion d’énergie dans la fosse pour autant, l’ambiance n’est pas à la gaudriole et chacun se prend ce bloc dans la figure sans broncher. Même les phases de répit n’en sont pas. À mi-temps du set, le poignant Lost Grip nous ménage rythmiquement mais pas émotionnellement et se transforme vite en déluge de rage (WE DEVERVE THIS!). Tout comme le dernier morceau du set No Gentle Art est une longue montée commençant aussi calmement qu’elle ne finira dans le chaos et le larsen.
Le set est court mais comme sur un site nucléaire, le corps ne peut pas encaisser autant d’ondes nocives d’un seul coup. Et puis il y a ce paradoxe d’avoir pris deux bonnes heures de haine et de violence dans la face et d’en ressortir satisfait. La catharsis vous dites ? Ça me dit quelque chose… Je vais me renseigner.
Last modified: 6 novembre 2023