Scier la branche sur laquelle on est assis. L’avertissement n’est en rien nouveau et pourtant il n’a jamais sonné aussi actuel. À moins d’un sursaut, la planète est engagée dans un déclin continu. Nos modèles de production et de consommation sont en cause. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, notre santé et la qualité de vie dans le monde entier. Et nous le faisons de surcroît au nom d’un système qui rend les riches encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres, alors que notre richesse fondamentale réside non pas dans l’accumulation de biens mais dans la qualité de nos relations humaines. Même en cette période d’urgence climatique et sanitaire, l’humain est aveuglé par les promesses d’un nouveau monde, dessiné par ceux-là même qui sont en train de nous mener à notre perte. Telle une spirale infernale et insidieuse.
C’est ce postulat que BRUIT ≤, quartet toulousain, tente de raconter en un cycle de quatre instrumentales prenant la forme d’un film sonore demandant réflexion, un long métrage sans images au pouvoir sensoriel et émotionnel inouï.
Le projet BRUIT ≤ ne semble être au départ qu’un laboratoire d’expériences sonores en studio, mais, à force, il se mue en une recherche constante pour repousser les limites des genres musicaux. La musique de BRUIT ≤ se traduit par des compositions intenses où se mélangent post-rock, éléments électroniques et instrumentations classiques, à la croisée des travaux de Mogwai, Jóhann Jóhannsson ou Clint Mansell. Si ces paysages et ambiances sonores paraissent bien opposés, allant de bruitages minimalistes à de superbes arrangements classiques, tout le talent de BRUIT ≤ réside dans cette progression construite pour submerger émotionnellement l’auditeur.
De prime abord, on peut paraitre noyé sous les multiples topographies de leur musique, irradié par tant de puissance évocatrice. On ne peut que se laisser promener dans leur symphonie où chaque moment est une introduction au moment suivant. Mais c’est une fois le cycle terminé, que l’on peut enfin en imaginer le dessin, en comprenant le dessein. Ces architectes du désordre, contemplateurs de ruines et bâtisseurs de perspectives bouchées ont élaboré leur bande son apocalyptique comme un triangle de Penrose. Telle une œuvre impossible, d’apparence contraire aux lois de la musique, la bande son de BRUIT ≤ combine des motifs sur plusieurs dimensions qui se transforment graduellement en des formes sonores totalement différentes. Et selon l’angle de vue, on y perçoit soit une exploration de l’infini, soit un éternel recommencement. Aussi introspectif que glaçant. Surtout si on met en rapport cette histoire avec la défaillance de notre propre humanité.
BRUIT ≤ ne se décrit pas, BRUIT ≤ se vit. “The Machine is burning and now everyone knows it could happen again” est l’un de ces joyaux monumentaux et majestueux pour lequel on se permet de citer Maupassant : “Quand j’écoute une œuvre que j’aime, il me semble d’abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair, la fondent, la dissolvent, la font disparaitre et me laissent, comme un écorché vif, sous les attaques des instruments. Et c’est en effet sur mes nerfs que joue l’orchestre, sur mes nerfs à nu, frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l’entends, la musique, non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de mon corps, vibrant des pieds à la tête. »
Ce n’est pas ce que nous possédons qui nous rend plus riches mais bel et bien ce que nous partageons. Et les émotions, quelles qu’elles soient, en sont la quintessence. En cela, la musique de BRUIT ≤ est un des espoirs face à la folie des hommes. Ni plus, ni moins.
Last modified: 12 avril 2021