Interview avec KANAAN, les nouveaux surdoués de la fuzz en fusion.

Written by À la une, Interview

Lorsque le premier titre d’Earthbound fût mis en ligne, il était évident que nous tenions l’une des claques de l’année. Les riffs de KANAAN détonnent et vous assomment, tandis que leur science de la fuzz vous plaque au sol sous une épaisse couche de lave en fusion. Sans doute l’oeuvre de forgerons du riff aguerris au travail de la fonte, me direz-vous. Et bien non. « Earthbound » n’est que le témoignage d’un groupe voulant purement et simplement se lâcher. De pousser le potard à 11 et voir ce qu’il se passe. Et les gonzes de distancer la concurrence sur un one shot ! Kanaan dressent un autel à la divine fuzz dans le temple du bruit et du chaos, entre ceux érigés par Lowrider et Slift. Comment ce trio, plus habitué aux improvisations jazzy matinées de krautrock et de psychédélisme, a su autant nous surprendre et nous retourner ? C’est en tapant la discute avec Ingwald (batterie) et Ask (guitare), que je réalise que ce disque n’est pas le fruit du hasard mais bien la preuve des prouesses musicales de trois surdoués, amoureux et curieux de la musique sous toutes ses formes.

Votre background musical est plutôt le jazz pour avoir étudié à l’académie de musique d’Oslo, mais vous avez également un pied dans la musique psychédélique. On est vraiment dans cet esprit fusion du krautrock des débuts.

Ingwald : Tout à fait. Nous avons étudié le jazz ensemble à l’académie norvégienne de musique. Nous étions les seuls à vraiment aimer le rock et à jouer très fort (rires). Pour ma part, j’ai grandi avec la musique de mon père. Il aimait beaucoup le krautrock. J’ai toujours été attiré par ce genre, les groupes allemands, la musique psychédélique… Quand nous avons commencé à jouer ensemble, nous étions plutôt orienté jazz-rock et inspirés par des groupes norvégiens comme Elephant 9 ou Hedwig Mollestad, mais dernièrement disons que nous sommes plus éclectiques et inspirés par des groupes de stoner rock.

Cet esprit d’improvisation, c’est l’expression d’une certaine liberté artistique à laquelle vous restez très attachée ?

Ask : Oui. Je pense que état d’esprit vient de notre parcours de jazz, parce que l’improvisation est un pilier de cette musique. On a adapté cela à une musique plus rock mais ce n’est pas de l’impro telle que nous la pratiquons dans le jazz. On improvise ensemble sur un drone ou un son. Nous essayons ensuite de développer ensemble la musique dans une direction au lieu de jouer des accords. Mais attention ! Ce que nous avons appris pendant nos études est très formateur : comment être ouvert d’esprit, comment écouter les autres musiciens et essayer de réagir à leur façon de jouer.

Cette liberté vous emmène vers des terrains musicaux que l’on imagine pas : J’ai vu dans vos bios respectives que vous êtes de vrais touche-à-tout. Tous les  trois vous évoluez dans d’autres formations pop ou jazz… Comment trouvez-vous tout ce temps pour jouer dans autant de groupes ?

Ask : Nous sommes des bourreaux de travail ! (rires)

Ingwald: Nous sommes tous plus ou moins impliqués dans des groupes de musique pop. Je joue dans Juno qui est un groupe plus orienté pop/jazz et Ask tu as tes trucs à toi…

Ask : Oui, je joue dans un groupe de musique hip-hop plus indé appelé !Bang Bang Watergun!.

Ingwald : Eskild a aussi un autre groupe pop appelé The Mall Girl… En ce qui me concerne, ça ne m’intéresse pas de jouer qu’un seul style de musique. C’est toujours notre curiosité qui nous pousse à faire autre chose. Il y a beaucoup de choses à apprendre de toutes sortes de musique.

« J’ai l’impression que jouer du stoner rock peut m’encourager à découvrir l’histoire de cette musique, à aller au fond des choses. C’est très important pour Kanaan de ne pas être seulement influencé par le son mais aussi par la philosophie, l’état d’esprit de ce genre.« 

Est ce que vous cloisonnez vos expressions musicales ou, au contraire, le mélange de ces nouveaux champs nourrit-il votre participation dans vos propres groupes ?

Ask : Nous jouons dans différents groupes pour pouvoir exprimer toutes nos envies et éviter de les exterioriser dans un seul et unique groupe. Mais quand je joue dans un groupe de pop ou de blues, c’est toujours mon expression personnelle. Je n’aime pas exclure ce que je connais du jazz ou de la pop quand je joue du blues par exemple, et nous sommes toujours plus ou moins influencés par les autres membres. C’est intéressant d’apporter cela dans Kanaan parce que nous ne sommes que trois. J’ai beaucoup plus de place pour m’exprimer mais je dois le faire avec parcimonie et faire attention à ce que les autres puissent également s’exprimer. Qu’en penses-tu Ingwald ?

Ingwald : J’ai l’impression que jouer du stoner rock peut m’encourager à découvrir l’histoire particulière de cette musique, à aller vraiment au fond des choses. Ask m’a récemment demandé d’intégrer son groupe de blues et j’ai essayé d’écouter tous les albums de Muddy Waters afin d’approfondir la question. C’est aussi très important pour Kanaan de ne pas être seulement influencé par le son mais aussi par la philosophie, l’état d’esprit du genre. Il y a tellement d’aspects d’une musique qui peuvent influencer un autre genre. C’est vraiment intéressant.

Vos trois premières sorties étaient plutôt des albums d’inspiration free rock/fusion, et puis d’un coup… Bam ! Vous avez décidé d’y aller vraiment heavy ! Que s’est-il passé ? Était-ce l’envie du moment ou est-ce au contraire une évolution logique pour Kanaan ?

Ask : Je pense que c’est juste une évolution naturelle du groupe. Nous essayons d’approfondir tous les différentes voies que nous ouvre notre musique. Sur le premier album, nous étions probablement plus inspirés par des groupes de jazz rock ; sur le second, « Odensee sessions », – nous l’avons enregistré en un après-midi – c’était juste de l’improvisation à 100 % et sur « Double Sun » nous avons exploré l’aspect plus psychédélique de notre musique. Sur celui-ci, nous nous sommes dit : « Ok allons-y ! Accordons les guitares bien bas et poussons le potard à onze ! »

Ingwald : Alors que nous répétions et composions la musique de « Earthbound », nous nous demandions ce qui se passerait si nous accordions les guitares genre bien bas… Wow ! Ça ressemble à du stoner en fait ! On a juste kiffé être « dans la boue » musicalement parlant, tu vois ? Ça sonnait si bien qu’on s’est dit pourquoi ne pas en faire un album entier ! C’est comme ça que ça a commencé. Pourquoi ne pas travailler sur un album où la fuzz serait au centre de tous nos morceaux ?

Je trouve que la description que vous faites du groupe est assez parlante : « comme si Kyuss sortait d’une école de jazz… »

Ask : (rires) Nous ne savons pas quelle sera la prochaine étape pour Kanaan. Nous explorons constamment de nouvelles directions. Nous ne souhaitons pas être catalogué comme un groupe de stoner, car nous ne savons pas ce que nous aurons envie de jouer demain, et c’est tant mieux ainsi. Toujours découvrir de nouvelles choses et discuter sans cesse de nouvelles musiques ensemble, c’est ce qui nous fait avancer.

Ingwald: Je pense que que l’on s’ennuierait si nous jouions sans cesse la même musique. Nous respectons beaucoup d’artistes pour leur capacité à se renouveler. Par exemple, David Bowie est un de mes grands héros. Il créait toujours quelque chose de nouveau mais on reconnaissait sa patte. Il y a beaucoup d’artistes que je respecte presque uniquement pour leur façon de se renouveler constamment.

Il faut qu’on parle de votre son de fuzz. Il est incroyable ! Certains groupes stoner n’atteignent jamais ce son, mais vous les gars du premier coup, vous mettez dans le mille. Quel est votre secret ?

Ask : Je pense simplement que nous n’avons pas essayé de copier tel ou tel son. Nous avons juste poussé notre ampli à fond et joué très fort ! Nous aimons ce que nous faisons et tout simplement jouer ensemble.

« Bourdon » et « Mudbound » sont de véritables bijoux stoner. Paradoxalement, en jouant plus lourd, même si elle est étirée, votre musique sonne plus contrôlée, plus « écrite », moins alambiquée, plus directe.

Ask : Je pense que la musique de « Earthbound » est vraiment écrite. Mais ne te méprend pas, ce n’est jamais « écrit » sur papier. Nous ne sommes pas du genre à écrire des partitions! (rires)

Ingwald: Nous pourrions être le premier groupe de stoner à partitions ! (rires) Avec tous ces riffs assez lourds, on doit justement prévoir comment le tout est censé être joué, comment se structure le morceau. Si on improvise trop, ça peut vite devenir brouillon et faire n’importe quoi. C’était important pour nous de jouer quelque chose de clair, mais en même temps nous préservons des passages « ouverts » pendant lesquels nous ne savons pas ce qui peut arriver…

Toujours exaltant, comme une transe.

Ingwald: Parfois, nous jammons sur un bourdon en jouant un accord pendant quinze minutes pour obtenir quelque chose d’hypnotique et au final très extatique. Il y a vraiment un lien entre tous les morceaux sur cet album. Par exemple, «Mudbound » regorge de riffs se terminant sur un C grave. C’est le même genre de sensation immersive que lors d’une session de jam.

Ask : En live, nous gardons toujours ces parties « ouvertes » beaucoup plus longtemps que sur disque. Quand on prépare la setlist, on met toujours des sections ouvertes de vingt minutes où on ne décide de rien avant. C’est un point sur lequel le groupe s’est franchement amélioré. Nous avons commencé à proposer cela lors de notre tournée européenne en 2019. Lors des premières tentatives, il faut avouer que ce n’était pas si réussi mais on s’améliore et le résultat est vraiment intéressant. C’est aussi un bon moyen de se connaître, et une expérience vraiment cool.

« Nous ne savons pas quelle sera la prochaine étape pour Kanaan. Nous explorons constamment de nouvelles directions. Toujours découvrir de nouvelles choses et discuter sans cesse de nouvelles musiques ensemble, c’est ce qui nous fait avancer. »

J’ai vraiment l’impression que le krautrock est un élément fondamental de votre musique, notamment en terme de rythmique. Je pense à toi Ingwald, dis-moi si je me trompe, mais Klaus Dinger semble être une vraie inspiration avec ses rythmes « motorik ». On a ce sentiment d’être complètement dépassé par une sorte de transe, notamment sur «No Star unturned» ou sur « Harmonia ».

Ingwald : Ouais ! Klaus Dinger et Klaus Schulze aussi ! Il y a tant de grands batteurs sous-estimés dans le krautrock. J’aime cette façon de jouer de manière très minimaliste et répétitive puis ajouter un nouvel élément à la fois, comme le ferait un séquenceur ou une boîte à rythmes…

J’aime cette transe qui peut s’installer avec vos rythmiques, et la façon dont on se perd dans la vitesse et l’espace en écoutant votre musique… Nous avons en France ce groupe qui s’appelle Slift. Il y a beaucoup de similitudes entre vos musiques et votre façon de jouer…

Ingwald : Mais nous ADORONS Slift !

Ask : Je les ai vus à Paris en octobre. Nous avons discuté ensemble et on se disait que ce serait une bonne idée de faire une tournée ensemble un jour…. Faisons en sorte que cela se fasse ! Nous prévoyons de tourner en Europe l’année prochaine et nous jouerons en France, c’est sûr (ndlr : le groupe a annoncé quelques dates françaises depuis).

En fait, nous avons un détail en commun. Il y a deux ans, vous avez joué en France devant un disquaire appelé « The Message » pour la Fête de la Musique. Vous avez littéralement mis le feu en ville. Cette ville c’est Troyes, et c’est là où je vis. Comment se fait-il que vous ayez joué dans ce coin ? Vous sembliez apprécier d’être là. Je pense que vous avez été aussi surpris que la foule d’être là…

Ingwald : Je crois que c’est certainement mon meilleur concert ! Ce concert, c’était un truc improbable. Le genre d’histoire que tu te racontes entre musiciens encore et encore. Raconte là, Ask…

Ask : La seule chose que nous savions était que nous devions nous retrouver à 17 heures dans un magasin de disques appelé The Message à Troyes. Nous ne savions pas vraiment où se trouvait cette ville. Nous sommes arrivés là-bas et nous avons demandé où nous devions mettre notre matos car le magasin avait l’air vraiment petit, sans aucun espace pour jouer. Le patron nous dit : « Non les gars ! Vous jouez dehors, sur le trottoir ». Wow ! Un concert en extérieur ? D’accord ! On a compris plus tard que c’était « la fête de la musique ». Nous avons la même fête en Norvège, mais c’est généralement un tel bordel parce que tant de groupes différents jouent un peu partout, tu vois ? Le patron nous a dit que deux autres groupes se produiraient avant nous au même endroit. Nous avons sorti notre équipement et j’étais inquiet parce que TOUT notre matos était sur une SEULE et unique rallonge entrant dans le magasin. Cinq amplis et la sono. Tout était branché sur cette seule prise et les gens passaient dans la rue, enjambant cette rallonge, ce truc complètement bricolé… On a commencé à jouer, et je crois qu’on a joué un peu plus fort que les autres groupes (rires)…

Les autres groupes n’avaient aucune chance ! Les gens étaient comme aimantés par ce son peu conventionnel et ce boucan lors d’une fête de la musique

Ingwald : C’était surprenant ! Nous ne nous attendions pas à jouer dans des conditions aussi optimales alors que rien ne le laissait présager. Jouer sans micro, juste la batterie, dans la rue. L’endroit où nous jouions était un equalizer naturel. Ça sonnait vraiment bien. Pousser les amplis très fort, sans amplification, comme si vous étiez dans une salle de répétition. C’est mon meilleur souvenir de concert !

« Earthbound » a été enregistré en mai 2020. Je suppose que vous n’êtes pas resté inactifs depuis. Cela veut-il dire que vous allez nous régaler avec d’autres sorties très bientôt ? À quoi ressemblera 2022 pour Kanaan ?

Ask: Je ne sais pas ce que nous avons le droit de révéler… mais nous avons en effet enregistré plus de musique. Ce que l’on peut dire, c’est qu’un split sort très prochainement avec trois autres groupes : un groupe suédois, Elon Musk et Electric Moon. C’est un double LP — un groupe par face jouera en totale improvisation. Le disque sortira chez Worst Bassist Records.

Ingwald : Nous rentrons également en studio en mars. Nous avons beaucoup de choses en cours.

Un mot sur votre artwork ? Il est dans la continuité de vos premières sorties mais réalisé par un artiste différent…

Ingwald : Pour les trois premiers albums, nous avons demandé à Jakob Skott, et sur « Earthbound », nous avons travaillé avec Robin Gnista, un artiste très connu dans la sphère stoner (The Sonic Dawn, Black Rainbows, High Reeper, Nebula, etc.). Nous avions beaucoup aimé l’inspiration Bauhaus de Jakob, et voulions continuer dans la même veine tout en donnant à Robin une complète liberté artistique.

Ask : Sur chaque album, nous avons cette forme sphérique au centre. Cela relie la pochette du nouvel album aux trois précédents. Mais tu vois pourtant que ce n’est pas comme d’habitude, parce que c’est une nouvelle direction musicale, un nouveau label… C’est cool je trouve de faire transpirer ces changements sur la pochette.

Le dernier mot est pour vous !

Ingwald : Si les gens aiment notre musique, nous aimerions les voir à nos concerts en avril. Venez nous voir jouer… et venez papoter avec nous !

Ask : Venez aussi papoter avec nous sur les réseaux parce nous gérons directement nos comptes, donc c’est toujours cool de discuter avec des gens qui aiment ce que nous faisons.

Nouvel album « Earthbound » disponible chez Jansen Records.
Retrouvez KANAAN sur Facebook, Bandcamp et Instagram, et en tournée au printemps 2022 :

Last modified: 28 décembre 2021