La musique est partout associée à la transe. Elle constitue une sorte de pont entre subjectivité du for intérieur et monde extérieur. C’est pourquoi la musique est si souvent mise à contribution dans les rituels. Les chants et musiques à caractère sacré ont eux aussi la faculté de plonger les fidèles, voire les simples auditeurs, dans des états de recueillement intense et d’émotion profonde. Lorsqu’elle est associée à une entité par un rythme, par une mélodie, par un instrument spécifique, alors la musique porte l’esprit jusqu’au cœur. Tels des chamans contemporains, Sunnata sont depuis une décennie les dépositaires modernes de ces antiques traditions, pratiquant par la musique ces rituels venus du fond des âges.
En 2018, sortait leur album pivot « Outlands » par lequel Sunnata nous laissait entrevoir leur shamanic doom induisant transe, vibrations doom et mélancolie grunge. En pleine pandémie « Burning In Heaven, Melting On Earth » leur a permis de peaufiner cette identité sonore. Toujours aussi indépendants et ce jusqu’au bout de leurs médiators (ils continuent d’avancer sans l’aide d’aucuns labels), persévérant dans la prise live de leurs enregistrements, les Polonais plongent aujourd’hui dans tous les extrêmes et les nuances de leur essence musicale pour nous présenter certainement leur album le plus complexe à ce jour.
« Chasing Shadows » est une exploration à la frontière de l’émotion esthétique et de l’expérience spirituelle. À l’instar de cette entrée en matière, chimère musicale amalgamant au moins quatre styles différents qui se fondent l’un dans l’autre, « Chimera » (qui s’annonce comme la future intro de leur show) est une transe cérémoniale par le riff et le blast. À l’inverse, les intenses passages vocaux de « The Tide », entrelacs de chants, de choeurs, de psalmodies, sacralisent l’émotion qui s’en dégage. Ou encore « The Sleeper » qui ne ressemble absolument à rien de ce que Sunnata a pu enregistrer auparavant. Pourtant déjà peu avare dans l’utilisation de sonorités étranges et ou de distorsions en tout genre, le groupe réveille toute la folie cachée au plus profond de nous, d’une basse rugueuse et de guitares venimeuses. Jamais Sunnata n’aura été aussi psychédélique et… tribal. Tout comme le papier se corne et se marque sous l’effet de la chaleur et de la moiteur, les contours de votre esprit se gondolent au fur et à mesure du titre. En croyant s’échapper de cette furieuse démence, le titre plonge l’auditeur vers la dernière expérience de l’album, surprise rythmique surprenante (dont on vous taira la description pour en garder tout l’effet) qui pourrait s’apparenter à la consommation de l’ayahuasca, ce breuvage chamanique dont on ne sait pas si c’est un aller simple pour voir l’enfer ou le paradis… ou parler à Dieu.
« Chasing Shadows » permet d’immerger l’individu dans un bain auditif sans être ce qu’on qualifierait un concept album. Chaque morceau tisse un paysage doom singulier dont les différentes interludes (« Adrift » en reprise, avec ses choeurs soul… mon Dieu que c’est beau) apporte de la continuité dans l’étrangeté et les arrangements complexes, dont il faudra du temps pour en apprécier tous les détails. Et pourtant la plupart des titres se suffisent à eux-mêmes et existent individuellement à travers des récits et des thèmes variés. Ainsi « Torn » évoque la disparition d’un être cher; « Saviour’s Raft » décrit le ressenti de ces rescapés sur le « Radeau de la Méduse » dépeint pat T. Géricault; « The Hunger » explore quant à elle le thème de l’avidité destructrice et inutile. C’est par la force de leurs mélodies et le travail remarquable sur les lignes de chant que ces chansons se distinguent.
Alors que le groupe s’aventure en territoire inconnu, repoussant encore les limites de son panorama sonore, paradoxalement, « Chasing Shadows » n’a jamais autant sonné Sunnata; peut-être même bien plus que « Outlands ». En ayant complètement débloqué un nouvel espace de liberté créatrice, Sunnata parachève LE son Sunnata. Mieux, il le transcende. C’est ce qui rend ce groupe si intéressant à suivre depuis dix ans. Et certainement pour les dix prochaines années encore.
Last modified: 7 mai 2024