Amateurs de science-fiction et de fantastique, SLIFT le sont assurément. Leur blaze est d’ailleurs emprunté à l’un des personnages de la « Zone du Dehors », premier roman d’anticipation d’Alain Damasio. Slift est le personnage que rien ne bloque ni ne borne, un peu à l’image de la musique d’« Ummon », dernier album en date du groupe. Une fresque monumentale et homérique s’étalant sur plus de 72 minutes, reproduisant le grand souffle des épopées SF sans limites des 70’s. Slift fait s’entrechoquer le rock choucroute avec le stoner de Kyuss, s’arrangeant autant d’une urgence garage que d’une minutie psychédélique. Tout comme la Volte, le groupuscule contestataire du roman de Damasio qui vit sa propre révolution, Slift bouscule tous les codes et trace désormais sa propre voie. En à peine deux ans, leur musique s’est significativement métamorphosée. Plus stellaire, plus aboutie, elle parvient à unir le psych-rock, le stoner et un je ne sais quoi plus heavy avec une déconcertante facilité. En empruntant autant à la mythologie grecque qu’à cette SF née de Metal Hurlant, les Toulousains ont réussi à composer une odyssée visuelle et sonore qui a marqué les esprits en 2020 et propulsé le groupe sur le devant de la scène. Nous avons saisi le prétexte du premier anniversaire d’«Ummon » pour papoter avec Jean et revenir sur l’un des disques les plus excitant de cette folle année. (PHOTO : Nicolas Rabo)
Yannick : Bon les gars, avant d’attaquer sur votre musique, faut qu’on parle de l’artwork, de l’objet « Ummon » qu’on tient entre les mains. C’est un putain de bel objet. La grande classe. Je vais être honnête, je ne vous connaissais pas avant la parution de ce disque et lorsque j’ai vu ce visuel de Caza, je me suis dit que ces gonzes ne peuvent qu’avoir bon goût ! Vous ne laissez rien au hasard. L’objet en mains renforce le sentiment d’être en face d’un concept-album : une expérience sonore, visuelle et narrative, presque cinématographique. Vous vouliez raconter une histoire, une odyssée, je crois…
Jean : Oui. L’idée initiale était de composer des morceaux tous liés entre eux et de raconter une sorte d’odyssée. On voulait quelque chose d’homérique ; une histoire antique devenue mythe, puis légende, traversant les âges, avant même la naissance de l’Homme. Elle narre le récit de Titans qui existaient sur Terre, qui remontent à la surface de celle-ci, se réveillent et partent dans l’espace et le temps à la recherche de leur Créateur. Tout ce disque raconte ce périple. La seconde partie de l’album est plus centrée sur le retour d’Hypérion, l’un de ces Titans, qui meurt sur Terre. Bien sûr c’est complètement trippé, c’est un délire qu’on a eu ensemble. Mais on a voulu que tout soit lié à l’artwork : la façon dont les morceaux s’enchaînent, les textes, les compositions, etc.
Yannick : Le personnage d’Hypérion, ces humanoïdes titanesques qui recherchent leurs créateurs, ça rappelle le film « Prometheus » de Ridley Scott. Je ne sais pas si on peut faire un parallèle avec cette référence.
Jean : Carrément. Je suis un très grand fan de ce film, même s’il a été très mal accueilli lors de sa sortie. Pour ma part j’ai vraiment découvert toute la saga « Alien » avec Prometheus. Esthétiquement, ça me parle.
Yannick : Et donc Caza (ndlr : Philippe Caza, l’illustrateur et auteur de bandes dessinées). C’est facile d’obtenir une illustration du maître ? C’est vous qui avez choisi l’artwork ou a t’il pioché dans sa gigantesque biblio ?
Jean : C’est nous qui avons choisi l’artwork. J’avais une idée précise en approchant CAZA. Je connaissais déjà ce dessin (ndlr : tiré de l’histoire « L’Oiseau Poussière »). Je n’avais que cette illustration en tête pour la pochette de notre album. Il a adhéré au concept et il nous a lui-même proposé d’embellir l’objet avec d’autres artworks, d’aller plus loin et de façonner un ensemble visuel autour d’Hypérion. Lorsqu’il a présenté ses dessins, nous étions bluffés par leur qualité ! On avait donc une idée très précise de la pochette lors de la composition des morceaux. Très clairement, elle nous a influencés et guidés dans le processus créatif du groupe.
Ce visuel de Caza est la plus grande source d’inspiration de cet album. C’est peut-être aussi pour cela qu’on peut ressentir cette sensation de complétude, de concept-album total.
Yannick : C’est génial ! Vous aviez donc l’artwork en tête avant la musique ?
Jean : On avait des maquettes, quelques morceaux plus aboutis, mais rien de bien arrêté. Puis les titres ont pris une toute autre dimension une fois que nous avons eu ce visuel. Donc oui, c’est la plus grande source d’inspiration de cet album. Tu as un espèce de fil rouge et mine de rien, ça guide la réflexion artistique. C’est peut-être aussi pour cela qu’on peut ressentir cette sensation de complétude, de concept-album total. Ce n’est qu’après coup que nous nous sommes rendu compte de l’utilité d’un tel procédé et de la puissance cinématographique insufflée.
Yannick : Pour rester sur des références cinématographiques, il me vient cette anecdote : Sergio Leone faisait composer à Ennio Morricone les musiques du film avant de tourner. Il les jouait ensuite sur le tournage.
Jean : C’est exactement cela. Je pense que ce visuel nous a autant inspirés que la musique de Morricone les acteurs lors des tournages. Comme quoi c’est une méthode éprouvée et qui fonctionne !
Yannick : Tous les visuels associés à l’album sont en noir et blanc ce qui rend l’ensemble très monolithique, monumental. Pourtant certaines plages de l’album (notamment sur la seconde partie) ont un son plus organique, plus liquide, plus fantasmagorique. C’est vraiment une référence à cette BD, façon Metal Hurlant, je trouve.
Jean : C’est la vibe. On est trop jeunes pour avoir vécu la parution du magazine mais on a bien quelques piles de numéros à la maison qui traînent. C’est une esthétique qui nous a toujours parlé. Caza, Druillet, Frazetta… Ce sont des artistes qui nous intéressent et qu’on suit. On est assez fans de BD.
Yannick : C’est très expressif comme musique : je vois des citadelles planètes, je vois des aéronefs ultra sophistiqués qui fusent à la vitesse de la lumière, je vois des créatures colorées imaginées par Druillet etc. En fait j’ai eu envie de me replonger dans la « Caste des Méta barons » en écoutant cet album. Aviez-vous cette volonté en tête ?
Jean : L’idée n’était pas forcément d’évoquer seulement un univers musical mais également de partager des images. On a vraiment voulu concevoir ce disque comme une fresque. Il y a effectivement ce côté SF qui nous plaît avec tout ce que tu as pu citer. On a vraiment voulu donner une dimension homérique, mythologique à ce récit qui se déroulerait sur des millions d’années. Les mythologies, grecque en particulier, nous parlent aussi énormément (ndlr : Hypérion est l’un des Titans, assimilé au Soleil dans la mythologie grecque). On a mélangé tout cela dans « Ummon ».
Yannick : J’ai lu un commentaire à propos de votre musique, selon quoi vous devriez faire la BO du nouveau « Dune » de Villeneuve. Entre Dune, Jodorowsky, Metal Hurlant et CAZA, on n’est pas très loin. Ça ne vous plairait pas comme expérience ?
Jean : Bien sûr ! Sans forcément parler de « Dune », réaliser de la musique de film serait un défi auquel nous serions prêts à nous frotter. Si en plus tu me parles de « Dune », on ne peut qu’être partants. C’est très intéressant quand des groupes ont la possibilité de bosser sur de l’image, ça donne des trucs cool en règle générale.
Yannick : « Ummon » est beaucoup plus heavy que ses prédécesseurs, moins garage. Était-ce volontaire ?
Jean : Carrément. C’est l’évolution naturelle. Dans la musique qu’on écoute, dans le fait de grandir.
Yannick : Tu penses avoir trouvé votre son ?
Jean : On va essayer de ne pas se répéter en apportant des choses qu’on n’a pas faites avant. On a aussi l’impression en tant que musiciens, d’avoir trouvé une belle base de développement. Avant, on se cherchait. Même de façon très pragmatique : les pédales, les amplis etc. Les choses se figent un peu plus et ça fait plaisir, après avoir tâtonné, de trouver une base solide sur laquelle on peut dorénavant se reposer. Une base qui ne nous lassera pas et qui peut être aussi un point de départ pour expérimenter.
Juste avant que le disque ne sorte, on s’est fait une petite frayeur on se posant la même question : « qui va écouter un disque de 72 minutes ? ». Il y a cette histoire que nous avons voulu raconter. Et si on s’écoutait, nous aurions pris encore plus notre temps pour la dérouler !
Yannick : Peut-être vouliez-vous aussi prendre vos distances avec The Osees à qui l’on vous compare un peu trop souvent à mon goût… Marre d’entendre « Slift, les Osees français » ?
Jean : C’est vrai, c’est un surnom qui nous colle à la peau. Pour être franc, lors de la sortie de nos premiers disques, on était très fans de tout ce qui gravite autour de ce groupe et de cette scène. Aujourd’hui, c’est un son qu’on n’écoute plus du tout. On a toujours beaucoup de respect pour eux et on ne renie rien du tout, mais on est passés à autre chose. Sur « Ummon », il y a énormément de choses qui ont été empruntées à plein d’autres groupes et à plein d’autres styles très éloignés de The Osees. Mais c’est le jeu, c’est un surnom qui nous colle à la peau ; on verra combien de temps ça reste. À nous de faire la différence ! En ce moment on est en train de composer le prochain disque, et je vois déjà la couleur qui semble se dégager…
Yannick : Tout à fait. C’est beaucoup moins varié. Leurs disques expriment plutôt une urgence, notamment avec leur production presque industrielle. Ce sont deux façons d’entrevoir les choses.
Jean : Ils nous ont influencés au départ notamment sur la manière d’enregistrer. C’était très formateur, mais aujourd’hui on a plutôt tendance à vouloir se poser, à ralentir. Tu mentionnais leur hyperactivité, je t’avoue que c’est également quelque chose qui m’a perdu dans cette scène. En tant que fan, j’aimerai bien qu’ils prennent un an de plus pour composer le disque et qu’ils sortent quelque chose de plus abouti. Je suis vraiment content d’avoir mis un pied dans la scène stoner, qui nous accueille très bien depuis la création du groupe. Ce disque, c’est une évolution, ce qu’on a vraiment envie de faire. On est contents que ça parle à ce public parce c’est en phase avec nos envies du moment. On est plus du tout dans cette urgence garage.
Yannick : C’est intéressant que tu me parles d’urgence parce que j’allais évoquer avec toi la durée de l’album. « Ummon » dure 72 minutes. Vous êtes cinglés ou quoi ? Le dernier disque aussi long, c’était « Fear Inoculum » de Tool en 2019. Il faut une sacrée paire de couilles pour pondre un album de cette longueur en 2020, à une époque où l’on court partout, où l’on est constamment dérangé par je ne sais quelle notification. À l’image de la Slow Food en réponse au Fast Food, est-ce aussi un manifeste pour (re)prendre le temps, se poser et apprécier les choses essentielles, comme écouter du son au casque ?
Jean : C’est complètement ça. C’est la conception que nous nous faisons de la musique. Le double vinyle joue beaucoup en cela. J’aime le fait qu’il y a quatre parties distinctes, quatre mouvements. On savait que nous irions sur le double, mais sans se soucier de la longueur. Juste avant que le disque ne sorte, on s’est fait une petite frayeur on se posant la même question : « qui va écouter un disque de 72 minutes ? » (rires). Il y a cette histoire que nous avons voulu raconter. Et si on s’écoutait, nous aurions pris encore plus notre temps pour la dérouler ! Ceux qui ont pris des risques à ce niveau, ce sont les gens du label. Avant la sortie, on pensait à eux. Je crois sans me tromper qu’ils n’ont jamais travaillé avec des groupes sur des morceaux aussi longs. On a aussi entendu les remarques à sa parution, du genre « c’est trop long » , « il y a un moment où je décroche ». Je dirais que c’est à la sensibilité de chacun.
Yannick : Il se mérite aussi quelque part. Dans le même ordre d’idée, l’album est incroyablement dense. Il fourmille de détails. Produire un objet artistique aussi complet et riche, ça ne doit pas être évident. Vous êtes sortis lessivés du studio ?
Jean : C’était vraiment une belle expérience. Les deux premiers disques ont été enregistrés en trois jours, dans l’urgence. Pure garage punk. « Ummon » a subi un traitement différent. On l’a produit dans le studio d’Olivier Cussac à Toulouse, dont la spécialité est la composition de musiques de films. J’ai rencontré ce gars et on a immédiatement eu envie de bosser avec lui. Cela nous a pris une année pour enregistrer en venant tous les jours quelques heures… Entre l’enregistrement, le mix, le mastering, on a tout fait ensemble. C’était inédit, mais on a adoré. Ce fût fatiguant mais sacrément excitant de voir l’album prendre forme et avoir le temps de le peaufiner.
En le réécoutant, je me rends compte qu’on y a mis beaucoup de choses, certaines dont je ne me souvenais même plus! Le prochain sera forcément dans cette optique. Ce sera un disque certainement long sur lequel on voudrait prendre le temps, de le réfléchir et de le travailler.
Yannick : Du coup on ose la question, en studio, quel genre de frangins êtes-vous ? Plutôt Gallagher ou plutôt Hanson ?
Jean : Ça se passe très bien. Pour tout te dire, J’ai beaucoup travaillé en binôme avec Olivier (Cussac) une fois les prises terminées. La guitare, la basse et la batterie sont jouées live, tous les trois dans la même pièce. Après il y a eu cette phase que j’adore, le moment où tu rajoutes des petits éléments qui vont donner le ton, la couleur au disque… ce qui va accrocher l’oreille. Nous avons fignolé les titres avec Olivier puis Rémi et Canek, venaient un jour par semaine avec une oreille neuve pour nous donner un avis éclairé sur l’avancée de notre travail. L’ambiance était très bonne en effet.
On a reçu un message personnel du guitariste Ben McLeod, de musicien à musicien. Il adore ce qu’on fait, nous aussi on kiffe sa musique et sa proposition s’est faite le plus naturellement possible, comme une discussion entre zikos dans un bar à Caen !
Yannick : C’est quoi pour vous la suite ? Vos projets ? Vous êtes programmés au Dour Festival (on l’espère), il y a la tournée avec All Them Witches… Ce n’est pas rien.
Jean : On espère juste que ça se fera. All Them Witches fait partie des groupes qu’on écoute depuis longtemps. On a reçu un message personnel du guitariste Ben McLeod, de musicien à musicien. Il adore ce qu’on fait, nous aussi on kiffe sa musique et sa proposition s’est faite le plus naturellement possible, comme une discussion entre zikos dans un bar à Caen !
Yannick : Vous avez quand même changé de dimension. On est plus vraiment dans le bar à Caen, les sollicitations sont désormais internationales. J’imagine que cela a dû s’enchaîner…
Jean : On a du pain sur la planche. On a déjà des choses prévues pour 2022, entre les festivals et des collaborations. On attend juste que ça puisse repartir pour embrayer. Même pour tourner un peu « Ummon » que nous n’avons pas eu réellement l’occasion de roder et de présenter. Il y a des choses de prévues pour 2021 aussi, mais on est pleine composition pour le prochain album qui devrait aboutir en 2022.
Yannick : Après Thomas Pesquet, finalement vous êtes devenu les spationautes français les plus connus au monde, une fois que KEXP avait parlé de vous…
Jean : On était programmés aux Trans’musicales de Rennes. KEXP (ndlr : station de radio musicale basée à Seattle) est partenaire des Trans’ et vient faire des captations lives de certaines formations. La programmation leur soumet des groupes en fonction de l’emploi du temps disponible et effectivement, au niveau de l’exposition, ça change la donne. Cette vidéo a donné une belle visibilité à « Ummon » dans un contexte où il n’a pas pu être défendu en live.
Yannick : Faut également que l’on parle de cette version live absolument titanesque de « Lions, Tigers & Bears » qui circule, enregistrée au Mix Arts lors de votre release party. La fin est carrément DOOM.
Jean : C’était la première fois que nous avions l’occasion de jouer dans une salle à Toulouse avec une bonne jauge, une salle qu’on kiffe avec une grosse ambiance de concert. Les gens ont grave répondu. Et ouais, cette fin fait toujours plaisir…
Yannick : Quand on écoute cette version on se dit que la filiation est là. Le chaînon manquant. A partir d’une urgence garage, presque punk, on part vers quelque chose de plus stellaire en cours de morceau et on finit par une explosion Doom. Cet enchaînement résume justement tout ce que tu viens de dire : depuis les balbutiements, une progression lente et finalement assez travaillée vers une scène qui vous tend les bras…
Jean : C’est une belle analyse du truc ! On peut le voir comme ça ! (Rires)
Yannick : Merci beaucoup Jean pour nous avoir éclairés sur ce magnifique disque qu’est « Ummon ». A bientôt !
Nouvel album « Ummon » disponible chez Vicious Circle / Stolen Body Records. En tournée avec All Them Witches à l’automne 2021. En concert au Trabendo (Paris) le 4 octobre 2021 et à L’épicerie Moderne (Lyon) le 8 octobre 2021.
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Last modified: 23 avril 2021