Pas moins de 450 km parcourus pour me retrouver devant une des dates les plus attendues de la rentrée… Je préviens d’avance : mon objectivité va complètement passer à la trappe. L’an dernier à la même date et dans la même salle, je faisais le même long voyage avec une autre formation qui me fait perdre tous mes moyens et ma rationalité : Amenra. Un événement marquant, d’une beauté et d’une ampleur indescriptibles… Et comme le dit si bien le texte descriptif de l’Astrolabe sur Facebook : « Yob est au doom ce qu’Amenra est au post-hardcore : une expérience émotionnelle et spirituelle unique portée par un gigantesque mur de réverb’ et de distorsion« . Et quel mur nous nous sommes pris dans la tronche pendant plus d’une heure ! (Illutration : Razort)
Ouvert assez tôt en ce jour du Seigneur, l’Astrolabe nous laisse errer quelques temps devant un merch qui me fait déjà de l’oeil, ainsi qu’un stand d’une lutherie locale, Ligérie Guitares, qui a ramené quelques unes de ses superbes guitares et basses. BLACK COBRA va commencer les hostilités à l’heure, et devant un public à peine réveillé, probablement peu préparé à autant de violence. Je les avais découvert au Resurrection Fest 2014, sous un chapiteau où l’acoustique se prêtait à ce déferlement de violence et de son rocailleux du duo californien. J’y avais trouvé une énorme similitude avec High On Fire, et je les aurais plutôt vus en tournée avec la bande de Matt Pike plutôt que celle de Mike Scheidt… Même si le son a du mal à être réglé au début, de même que le light show totalement statique lorsque les musiciens martèlent sans prévenir leur premier titre. Mais au fur et à mesure que la baston sonore opère, le public se rapproche, la température augmente sensiblement, les têtes s’agitent, et le son est réglé parfaitement, lourdement, si bien qu’on en oublie vite que c’est un duo.
Je suis scotché par la facilité et la rapidité avec laquelle le guitariste Jason Landrian abat ses riffs sur sa… tiens, ce n’est pas une Gibson comme l’autre fois, mais bien la même Nomad que Mike Scheidt ! BLACK COBRA est la forêt de séquoias qui pousse doucement au pied de l’imposante montagne de granit qu’est Yob… Comme si un paysage froid et brut se dessinait sous nos yeux. Un paysage du Nord des Etats-Unis, peuplé d’arbres silencieux et de falaises mystiques. La petite heure de rouleau compresseur passée, les deux acolytes s’en vont sous de chaleureux applaudissements, en en ayant convaincu plus d’un. Pour moi ça ne signifie qu’une chose : l’heure est grave.
La scène se vide, Mike ne tarde pas à débarquer pour étaler son tapis de pédales d’effets et autres compresseurs ésotériques que je ne peux identifier. Je le regarde avec curiosité et fascination, tout en me délectant de la musique d’attente sublime qu’a judicieusement choisi l’Astrolabe : « 777 – Cosmosophy » de Blut Aus Nord. Arrivée détendue sur scène du trio de l’Oregon YOB, souriants, calmes, sans un mot. Quelques notes sont entamées sur la Nomad, sans être identifiables tout de suite. Ça résonne et se perd dans l’air, comme si une cloche purifiait l’air ambiant. Je reconnais enfin le titre « Ball of Molten Lead » en même temps que les autres fanatiques du premier rang à mes côtés. L’ascension commence en douceur, et soudain un mur gigantesque et invisible s’écrase sur le haut de nos crânes. Nous sommes soufflés par le son grésillant des amplis Orange, la batterie pachydermique et la basse suave mais pourtant bien mêlée à cette guitare envoûtante et dévastatrice à la fois. Comme si Mike possédait plusieurs bras et plusieurs manches… Accords, harmoniques, arpèges, solos, il enchaîne chaque note avec une facilité à en rendre fou plus d’un, ce qui est le cas : la fosse est instantanément transportée dans ce torrent de son lent et aérien.
Il est difficile de décrire une musique aussi céleste que celle de YOB. De même que le charisme que dégage son principal compositeur, tel un véritable Christ du Doom, tatoué de motifs orientaux mystérieux. Ma perception du temps commence à être altérée lorsque un silence se fait à la fin du morceau. On en entend certains souffler, reprendre leur respiration, s’exclamer « Oh la vache ! » ou « Wooow… Je prends cher. » La plupart se regardent brièvement le temps que les pédales d’effets soient réglées, mais tous se taisent. De nouvelles tueries s’enchaînent telles que « Atma » ou « The Lie That Is Sin »… Je remarque que Mike exécute un geste loin d’être anodin avant de commencer l’un d’eux : appuyant avec ses doigts sur le haut de sa tête, entre ses deux yeux, sa gorge, son torse… il ouvre ses chakras ! Car dans cette ascension spirituelle, Mike le Prophète nous éclaire le chemin de sa lumière. Il est notre guide dans ce pays des séquoias, nous frappant sans pitié d’énormes bûches de bois, pour nous mener vers des hauteurs, dans ce monde métaphysique que certains veulent atteindre par les drogues, la technologie ou la religion. Lui veut nous la faire atteindre par le Saint Riff.
« Pour la prochaine j’aurai besoin de plus de voix dans le micro… » Je me questionne l’espace d’une demie seconde, puis suis pris d’une vague de frissons instantanés : le chef-d’oeuvre « Marrow » commence, et avec lui une montée de larmes incontrôlables. Je ne m’étalerai pas sur la symbolique qu’a cette merveille dans mon coeur et ma mémoire, car il me faudrait des jours pour essayer de mettre les mots dessus. Plusieurs fois je croise le regard bleu et glaçant de Scheidt. Pour moi, « Marrow » signifie justement ça. Quelque chose de froid, de nocturne, d’intemporel. Un souvenir à la fois nostalgique, heureux, triste, qui a bercé une nuit interminable de douceur, de volutes, d’amour et de rêves… C’est là que je remarque les tatouages sur ses deux mains qui animent la guitare rayée : « Stay » sur les cordes, « Awake » sur le plectre. « Reste éveillé ». Ne jamais oublier qui l’on est, le monde dans lequel nous sommes. Ne pas s’endormir dans des fumées irréelles, dans des artifices qui nous détourneraient du sens véritable de la vie. Sortie de scène… Déjà ? Aaron le bassiste resurgit d’un bond sur la scène, sous les acclamations démentes du public. « Tout juste le temps pour une dernière ! » déclare Mike au micro. Il repose ses lunettes rondes lennonesques, rebranche le jack, et alors que je m’attendais à entendre « Adrift in the Ocean », nous voici pulvérisés par « Burning the Altar ».
Ses riffs monolithiques, sa basse d’une noirceur abyssales et ses solos infernaux nous plongent dans un maelström de folie pendant encore 13 longues minutes. L’angoisse, la tristesse, la peur. Voilà ce que m’évoque ce morceau. Après nous avoir ouvert la tête de toutes sortes de rêveries, Yob sème la désolation dans nos coeurs avec cet ultime morceau. Après nous avoir éclairé le chemin, ils nous rappellent que nous sommes tous humains, en nous remerciant chaleureusement lorsque le calme revient. Des sourires, des saluts, et pour ma part une poignée de main avec Mike, que je ne peux accompagner de mots tant je suis devenu aphone… Une main d’une douceur étonnante, même pas transpirante. Cet homme existe-il réellement ? Que vient-il de se passer ? Depuis combien de temps je suis là ? Je m’en vais difficilement, traînant le pas, ne réalisant pas que c’est déjà fini, et que j’ai probablement rencontré le Divin durant une heure et demie. Une nouvelle expérience qui m’aura fait voyager loin. Une des meilleures performances que j’ai pu voir cette année, cette décennie, cette vie… Ne loupez sous aucun prétexte YOB : il pourrait vous arriver une ou deux révélations intérieures durant l’un de leurs shows !
Last modified: 20 octobre 2016