Jour 3 par Sofie Von Kelen
Il y a des jours où rien ne se passe comme prévu. Où ton beau Clashfinder stabiloté bascule aux oubliettes. Des jours où l’Univers a décidé de te la faire à la Matrix, où tu comprends que tu l’as gobée malgré toi, la pilule rouge. Des jours où tu sens que le lapin blanc va te choper, te secouer, te mâcher et te recracher au milieu de la nuit, sans une putain d’explication. Du coup j’aurais dû savoir que parmi les pierres d’angles de tout bon festival qui se respecte, à savoir autrui, la musique et la picole, ce serait le facteur humain qui exercerait aujourd’hui son écrasante domination. (PHOTO : Sam Huddleston)
Roundhouse 13H. Beeho et moi-même faisons gracieusement le pied de grue tout en révisant nos questions pour Gary Madder, respectivement bassiste de la machine de guerre Eyehategod et membre du cercle fermé réunissant les spécimens les plus éthiques et les plus profonds de l’espèce humaine. Petit rattrapage : Eyehategod est, aux côtés de groupes comme Crowbar ou encore Acid Bath, l’un des plus puissants fers de lance de la scène sludge ayant émergé des sédiments louisianais au milieu des 80’s avec comme thèmes de prédilection l’anxiété, les drogues en tous genre, la guerre, la misère sociale et la dépression. Rien de cette interview ne sera rationnel… Ni la situation géographique, un escalier métallique surplombant la zone de déchargement à l’arrière du Roundhouse. Ni l’échange, troublante conversation à cœur disséqué lors de laquelle quelqu’un ayant perdu énormément, du fait des catastrophes naturelles comme de la pandémie, nous démontre sans pudeur inutile que le fait d’assumer ses émotions est l’une des plus grandes forces en ce monde. L’épisode nous laisse pétrifiées, les yeux humides et la bouche tremblante, convenant que des moments de grâce tels que celui-ci valent tous les contretemps, Airbnb annulés et autres foirages d’enregistreurs…
C’est avec un peu de retard que je jaillis dans la pénombre de mon cher Powerhaus malgré une galopade dont mon marathonien de père serait fier. J’en ai rêvé, les Anglais l’ont fait : un tribute à Trouble. Là, vous allez me dire que l’exercice est casse-gueule et qu’Eric Wagner était un indécrottable bigot plombant ses lyrics de références ultra-catholiques. Oui. N’empêche que Trouble est et restera, plus encore que Pentagram, l’epitome du heavy doom épique et que « Psalm 9 » mérite sa place au panthéon des galettes ayant façonné le genre. Je ne reconnais personne à part Harry Amstrong, bassiste tout frais d’Orange Goblin et membre de l’ébouriffant projet The Earls of Mars (allez checker, ça vaut son pesant d’Acapulco Gold). Seulement 5 morceaux et pas des moindres. Ça tabasse dans les règles de l’art et tout ce que le DesertFest compte cette année de xennials nostalgiques secoue ses pointes fourchues avec conviction à la gloire du old-school qui ne connaissait pas encore le trig ou les pédaliers format porte-avion. Difficile encore aujourd’hui de trouver la moindre info sur ce projet dont il ne reste qu’un vague tweet, une vidéo Youtube, une photo de setlist et les souvenirs émus de ceux qui étaient là.
Il est périlleux de dire quoi que ce soit de pertinent sur le set d’Eyehategod… (Encore) en retard, piétinant loin derrière, entre les colonnes de cette vénérable institution des nuits 70’s qu’est le Roundhouse, je parviens tout juste à noter la vibe du public, étrange et plus agressive que d’habitude, ainsi que le flow de Mike semblant tendre vers davantage de mordant. Avec un peu de chance, Yannick vous détaillera bien mieux l’épisode.
Ce que je voulais ensuite, c’était aller remanger des tapas et me mettre en route pour une gentille petite cuite, histoire de digérer le fait que le lendemain matin, j’allais de nouveau quitter ma deuxième patrie. Mais la force de persuasion de Beeho étant ce qu’elle est, je me retrouve à suivre le fil de l’eau un brin crasseuse du canal direction le Dev, remettant aux calendes grecques l’idée même de nourriture. Wolftooth. Rien que le nom m’inspire. Le son aussi d’ailleurs. On entend du Sabbath période « Paranoïd », des relents power à la Heavy Load et bien sûr, l’ombre plus très fraîche de Mr Liebling… Trois albums, trois salves de riffs à te déglinguer les cervicales. C’est exactement ce que j’ai besoin d’entendre, histoire de reprendre du poil de la bête après l’épisode Gary Madder qui a ruiné mon mascara et insinué dans mon esprit l’idée qu’aujourd’hui, tout était possible.
Et elle est là, la faille temporelle de l’histoire, dans ce pub anciennement baptisé Hobgoblin qui est peut-être le bouclard le plus true de toute la capitale. Habité par un crew d’une choupitude absolue et dont la vibe underground ne se limite pas aux fringues, le Dev a également le mérite de pratiquer des prix bien plus bas que ses voisins de palier. Du coup, il fait bon de larguer les autres fiefs du festival et venir s’y réfugier, histoire de reprendre son souffle. Sauf que, cette fois-ci, je n’en suis pas repartie. Yannick vous narrera la clôture de cette phénoménale édition avec sa verve et son ironie habituelles parce que pendant ce temps-là, je suis descendue dans le terrier, poussée par un alignement des planètes comme tu n’en expérimentes que rarement. Le fameux facteur humain, LA chance sur un nombre à six zéros…
Je n’en remonte que tard dans la nuit, l’estomac hésitant, le cœur en feu et le cerveau vide comme une bulle d’IPA, tout juste bonne à vider des verres à l’after au milieu des copains, en me souvenant qu’à la base, JE N’ETAIS MÊME PAS SUPPOSÉE ÊTRE LA !
Jour 3 par Yannick K : le doom qui fait rire.
Il pleut. La réputation du climat londonien a rattrapé le Desertfest. La météo a beau être au diapason du son de la journée, Camden reste toujours aussi généreuse en musique et ce, jusque dans la rue (où se succèdent groupes de reprises ou fanfares world improvisées). Le Ballroom n’étant plus dispo le dimanche, l’épicentre du festival se déporte au Roundhouse avec une affiche des plus doom : DVNE, Conan, EyeHateGod, Yob et Electric Wizard.
La rotonde étant proche du fameux Camden Stables Market, c’est en faisant des emplettes que je démarre ce dernier jour alors que, vraiment, je m’étais juré : « on ne m’y prendra plus ! ». Bref, Camden, meilleur festoche pour le merch et la restauration ! 15h00. Heureusement que la musique reprend ses droits avec les Écossais de DVNE. Le très remarqué « Etemen Ænka » leur permet d’assurer l’ouverture de cette journée au Roundhouse. Et à raison. Même s’il ne ressort pas de point culminant de leur set, leur amalgame d’éléments prog, post et sludge joue avec les contrastes tant mélodiques que rythmiques. C’est incroyablement bien exécuté (la frappe du batteur !) et l’acoustique du lieu se prête particulièrement au son dense et massif du groupe.
Après un tel voyage sonore plutôt riche et complexe, mon humeur n’est pas prête au son ultra-lourd et étourdissant de Conan. Sur les conseils avisés de ma rédac’ chef, je m’engouffre dans un Underworld déjà plein à craquer pour aller m’éclater avec Trippy Wicked & The Cosmic Children Of The Knight. Mais qui se cache derrière ce blaze à coucher dehors ? Une bouille joviale et hilare qui ne m’est pas inconnue : Pete Holland d’Elephant Tree mène ce trio, adepte de bricolages blues et de doom grisant et espiègle. Oui vous avez bien lu. Ici on est là pour la déconne… mais au ralenti. La version protoxyde d’azote de Black Sabbath. Le groove reste sauvage à se déboiter la nuque comme dans un honkey tonk. Ca tchatche, ça chambre à tout va (le public leur réclame des reprises de Justin Bieber ou de Limp Bizkit) le tout avec une sacrée dose d’autodérision. Un seul conseil : jetez vous sur « Going Home » l’album dont le groupe fête alors les tout juste 10 ans, en balançant une dizaine de galettes dans la fosse.
On continue dans le bayou avec les vétérans de la scène NOLA, EyeHateGod, dont la présence ici à Londres tient du miracle, le groupe ayant annulé toute sa tournée européenne cette année. Cependant, les problèmes techniques se succèdent, bridant visiblement le groupe. Le set se révèle plus désarticulé qu’anarchique, plus déstructuré que détraqué. Rien ne semblait s’accrocher aux riffs de Bower, bien seul à maintenir la prestation du groupe. Mike Williams se déhanche, gesticule, malmène son micro, fustige la terre entière… mais rien n’y fait. N’est pas Iggy Pop qui veut.
On se rattrape avec l’autre performance des plus attendues de la journée dans un Roundhouse, cette fois-ci plein comme œuf, pour accueillir Yob. Dès l’introduction « Prepare the Ground », les loubards ordinaires se transforment en archange doom pour nous interpréter l’Apocalypse selon Saint Mike. Le trio est noyé dans des projections de mandalas lumineux conférant à la scène une théâtralité quasi biblique, telle une apparition divine. Yob est absolument majestueux ce soir : il est ténèbre, il est lumière. Il est tonnerre, il est soleil. Il est rien et tout à la fois. Yob IS Love.
Camden se vide et le froid vient me mordre les guiboles. Après le bain de rayons cosmiques de Yob, impossible de me plonger dans le doom lugubre d’Electric Wizard, surtout que la fatigue s’invite désormais au Desertfest. Il me fallait un remontant et, contre toute attente, je l’ai trouvé dans la moiteur du Powerhaus avec l’ambiance poisseuse de Bongzilla. Pas forcément fan sur disque de cette musique pour aficionados de la fumette, je dois reconnaître que ça groove en ver(t) et contre tout. Muleboy sait s’abstenir de chanter et les jams crasseuses à souhait, loin d’être lénifiantes, s’endurcissent quand il faut. Mention spéciale à l’offrande beuhcharistique du public et le challenge lancé sur les réseaux pour littéralement fumer Electric Wizard, jouant pendant le même créneau horaire.
C’est grâce à Bongzilla que je me sens requinqué pour la curiosité tardive de ce dernier soir : Ten Foot Wizard. Mais quel plaisir live ! On a déjà entendu maintes fois ce cocktail détonnant de blues, de funk et de stoner, ne serait-ce que chez Clutch avec lesquels la comparaison paraît évidente. Imaginez donc la bande à Fallon jouant dans votre bar préféré pour grosso merdo 400 courageux (bien tassés) bravant la fatigue et le froid londonien. L’alternance de grooves et de refrains à grosses guitares semble donc être la formule magique pour retourner la salle. Ajoutez-y une bonne dose d’humour (avec des titres comme « Namaste Dickhead », comment pourrait-il en être autrement ?) et un matraquage en règle de la cowbell pour foutre un dawa qui restera comme la plus belle des conclusions de ce millésime 2022. Pour 2023, Prévoyez le maillot de bain à fleurs, chaudement recommandé.
C’est assez cocasse, pour une journée placée sous le signe du doom, d’avoir pris un tel pied avec des formations prônant le groove, la déconne et les bonnes ondes. Ou peut-être pas en fait. Après tant de mois de repli sur soi, l’idée de partager notre passion dans la bonne humeur et la sueur a pris le pas sur le reste.
Et quoi de mieux que de le (re)vivre au coeur du truc, à Camden, LA ville festival par excellence ? S’il fallait vous en convaincre, je citerais Reece Tee : « Nous sommes fiers que nos festivals aient lieu en ville, ça leur donne une teneur underground un peu crade qui leur correspond. Ces villes sont celles où les groupes bossent dur pour lancer leur carrière, ces rades sont ceux où l’on se fait un nom, donc on est vraiment en plein dedans. Pas besoin de monter une ville dans un champ, on a tout ce qu’il nous faut. ».
Tout est dit.
Merci et à l’année prochaine.
Last modified: 12 juin 2022